Interview EVR in La Libre

Eric Van Rompuy est devenu parlementaire à la Chambre en 1985. Depuis, jamais il n’a jamais cessé de l’être, à l’exception d’un intermède comme ministre flamand de l’Economie, de 1995 à 1999. Maintes fois, il a songé à tout arrêter, frustré que son parti le cantonne dans des rôles subalternes, pendant qu’Herman, l’aîné de la famille, gravissait quatre à quatre les marches du pouvoir (ministre fédéral du Budget, président de la Chambre, Premier ministre…).

Finalement, Eric n’a pas déserté la politique. A 65 ans, il reste l’un des députés à la parole la plus libre, fidèle au conseil que son frère lui a adressé un jour, par lettre : “Maintenant que tu n’es plus ministre ni chef de groupe, fais usage de ta liberté de parole. Retrouve l’énergie et la combativité de tes débuts, et marie-les avec l’expérience des années récentes.” Herman Van Rompuy avait conclu en citant Shakespeare : “Be free and fare thou well” ( “Sois libre et aussi heureux” ).

Bart De Wever, président de la N-VA, a qualifié le gouvernement Michel de “kibbelkabinet” (une coalition de chamailleries). Vous partagez son avis ?

J’ai connu beaucoup de “kibbelkabinet”. A mes débuts, il y a eu cinq gouvernements Martens en deux ans. La différence, c’est le caractère unique de la construction actuelle. Le plus grand parti, la N-VA, ne livre pas le Premier ministre. En restant à Anvers, en dehors du gouvernement, Bart De Wever montre qu’il ne veut pas se mouiller dans la gestion de l’Etat central. Moi, je n’oublie pas que l’objectif de la N-VA est la destruction du pays. Son but ultime est de montrer que la Belgique ne fonctionne pas. L’autre particularité du gouvernement actuel, c’est bien sûr le fait que le MR soit largement minoritaire du côté francophone.

Le CD&V, dans ce schéma-là, doit-il apprendre à n’être qu’un petit parti ?

C’est difficile pour le CD&V de ne pas exercer le rôle de Premier ministre, car c’est une fonction qui nous correspond. La nature d’un parti centriste comme le mien consiste à faire la synthèse entre les différentes tendances socio-économiques. Par le passé, nos Premiers ministres étaient le symbole de cet équilibre. Aujourd’hui, Charles Michel dirige un gouvernement où nous sommes entourés de trois partis libéraux, le MR, la N-VA et l’Open VLD. Nous devons en permanence ajuster leurs propositions. Par exemple, nous soutenons la réduction des charges salariales de 33 à 25 %, mais en mettant l’accent sur les bas salaires. C’est une question de justice sociale.

Personnellement, étiez-vous favorable à cette coalition “suédoise”, avec la N-VA, ou bien auriez-vous préféré une tripartie traditionnelle, avec le PS et le CDH ?

Le résultat électoral de la N-VA, 33 % en Flandre, rendait inévitable sa présence au pouvoir. Cela aurait été une folie de repartir avec un gouvernement Di Rupo II. Mais nous espérions que le CDH intégrerait la majorité et que le pilier démocrate-chrétien serait plus fort.

Vous regrettez l’absence du CDH ?

Ah oui. Mon président, Wouter Beke, a tout fait pour intégrer le CDH. Les responsables du parti ont fait leur choix… A mon avis, le mauvais choix.

Par-delà les choix différents du CD&V et du CDH, la famille centriste existe toujours ?

Oui. Sur le socio-économique, il reste une grande convergence entre nous.

La CD&V n’a-t-il pas commis une erreur fatale en fondant, en 2004, un cartel avec la N-VA, qui ne représentait alors que 4 % des voix ? On a l’impression que le CD&V a perdu le contrôle de la créature qu’il a créée.

C’était une opération électorale. En 2007, ça a bien marché. On est remonté à 30 %, on est à nouveau entré au gouvernement et on a eu le Premier ministre. Mais nous avions sous-estimé deux choses. Tout d’abord, le “niet” des francophones. Joëlle Milquet, alors présidente du CDH, a commis une gaffe historique en disait “non” à une réforme de l’Etat, pourtant assez modérée. Ensuite, nous avons aussi sous-estimé le stratège De Wever. Il sentait que si la N-VA rentrait dans le gouvernement avec une mini-réforme de l’Etat, en deçà de ses revendications, elle allait disparaître et être absorbée par le CD&V. Officiellement, le cartel est tombé en 2008. En réalité, il a chuté en 2011, quand Wouter Beke a dit : “J’avance sans la N-VA.” Il avait bien compris que ce parti ne voulait pas d’accord. Même dans le futur, vous n’aurez jamais de réforme de l’Etat avec Bart De Wever.

C’est impossible pour lui de conclure un accord communautaire ?

Oui. Parce que, pour ça, on aura besoin du PS. Et puis, quelle sera la situation économique en 2019 ? Si ça va bien, De Wever dira que c’est grâce à son parti. Si pas, il prétendra que la Belgique est le pays malade de l’Europe.

Pensez-vous que les autres partis flamands porteront des revendications communautaires en 2019 ?

Non, je ne crois pas.

Vous ne souhaitez pas de nouvelle réforme de l’Etat ?

La 6e réforme de l’Etat et la scission de Bruxelles-Hal-Vilvorde, ça nous a tellement coûté… La crise communautaire a duré de 2007 à 2011. Résultat : la N-VA est aujourd’hui à 33 %, et nous sommes tombés à 18 %. Jouer à nouveau la carte communautaire, pour le CD&V, ce serait du suicide.

Pourquoi ?

Bart De Wever ne veut pas une simple réforme institutionnelle. Il veut scinder la sécurité sociale, scinder la perception de tous les impôts, établir une clé de remboursement de la dette publique entre Flamands et francophones… Le confédéralisme de la N-VA, c’est un séparatisme qui ne dit pas son nom, parce qu’elle sait que les Flamands ne sont pas séparatistes. Ni l’Open VLD, ni le SP.A, ni le CD&V ne se hasarderont à rentrer dans ce jeu. Scinder la sécurité sociale, ce serait engager une négociation de six ou sept ans !

Dans l’opposition, Elio Di Rupo n’est pas crédible” 

La création d’une taxe sur la spéculation, était-ce un cadeau au CD&V ? Charles Michel a reconnu son aspect symbolique, avec un gain limité à 34 millions par an.

Non. C’est le ministre des Finances Johan Van Overtveldt (N-VA) qui a proposé cela. Nous, on voulait une taxe sur les plus-values. Dans le tax shift, on a demandé que les mesures pour la compétitivité et le pouvoir d’achat soient financièrement compensées. Via des taxes sur la consommation et l’écofiscalité, mais aussi le capital : taxe Caïman, augmentation du précompte mobilier, régularisation fiscale, taxes bancaire et boursière… Deux milliards d’euros de recettes, au total. Mais pour le CD&V, il aurait aussi fallu taxer les plus-values. Charles Michel nous a appuyés, mais la N-VA et le VLD n’en voulaient pas.

C’est une défaite pour le CD&V ?

C’est un constat. Cela dit, il faut bien comprendre qu’en plus de financer le tax shift, nous devrons atteindre l’équilibre budgétaire en 2018. Il faudra encore de gros efforts. Or, je crois que dans la justice et la sécurité sociale, on a atteint une limite. Et puis, les opérations qui doivent compenser les baisses d’impôts du tax shift vont-elles rapporter autant que prévu ? 160 millions pour la taxe Caïman, 250 millions pour la régularisation fiscale, 900 millions d’effets retour, 550 millions dans la lutte contre la fraude… Je me pose des questions. Sans croissance économique supérieure à 2 %, le tax shift risque d’être impayable.

Votre thèse, c’est que la taxe sur les plus-values s’imposera pour des raisons budgétaires ?

Oui, ça va revenir sur la table. Quand on vend son entreprise, comme Marc Coucke qui a perçu 1,5 milliard d’euros en cédant Omega Pharma, une taxe doit être prélevée sur le gain. Pas tout, mais peut-être 500 millions.

Comme président de la commission Budget à la Chambre, comment évaluez-vous l’ancien ministre en charge de ce portefeuille, Hervé Jamar (MR), remplacé en septembre par Sophie Wilmès ?

Son départ est révélateur. Quand un entraîneur sort un joueur après vingt minutes, ce n’est pas bon signe. Hervé Jamar aime le concret, le terrain. Il est sans doute mieux comme gouverneur de la province de Liège. Le Budget exige de connaître tous les dossiers socio-économiques, fiscaux… Pour peser, il faut être un grand format, comme l’étaient mon frère Herman et Johan Vande Lanotte (SP.A). C’était plus compliqué pour Olivier Chastel, Hervé Jamar ou Freya Van den Bossche précédemment…

Les réformes socio-économiques décidées par ce gouvernement auraient-elles été possibles avec le PS ?

Je ne crois pas. Le gouvernement précédent, avec le PS, a pris des mesures de soutien à la compétitivité. Elio Di Rupo a été un bon Premier ministre. Mais le saut d’index, les diminutions des charges sociales comprises dans le tax shift, l’augmentation de l’âge de la retraite à 67 ans… Tout ça aurait été difficile avec le PS.

Il était bon de gouverner sans le PS ?

Oui. A la Chambre, quand j’entends Ahmed Laaouej, député PS, je suis toujours en désaccord. Les socialistes croient que tous les problèmes seront résolus en taxant le capital et en luttant contre la fraude. Pour eux, il ne faut pas de modération salariale, il ne faut même pas maintenir le déficit public sous les 3 % du PIB. Elio Di Rupo, qui a été l’un des principaux visages du PS pendant ses vingt-cinq années au pouvoir, n’est pas crédible comme leader de l’opposition. Dans mon parti, quand un homme n’est plus Premier ministre, c’est fini pour lui. Voyez Jean-Luc Dehaene et Wilfried Martens : jamais nos Premiers ministres ne sont redevenus président de parti. Ce n’est pas crédible. Et puis, d’un point de vue idéologique, l’air du temps ne va pas vers une politique de gauche étatiste.

Pourriez-vous gouverner à nouveau avec le PS en 2019 ?

On n’a jamais mis le PS de côté. Ça n’a jamais été un problème de principe. Mais aujourd’hui, personne au CD&V ne pense à faire une tripartite sous la direction d’Elio Di Rupo. Ce gouvernement tiendra sans doute jusqu’en 2019. Après, on verra.

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Entretien Antoine Clevers et François Brabant (La Libre)